Il va voir ce qu’il va voir. Cette fois ça va chauffer. Et vous allez tenir. Vous allez tenir, parce que ça ne peut plus durer. Il y a des limites, et vous êtes nombreux. Il vous prend pour des bêtes ou quoi ? Le bruit des machines, toute la journée, toute la journée, et être traité comme ça ? Comme des ustensiles jetables ? Est-ce qu’il sait, lui, ce que c’est, le matin, les doigts douloureux qu’on doit remettre sur la machine ? A peine si tu peux caresser ta femme. Bien sûr qu’il ne sait pas, est-ce qu’on a mal quelque part quand on est assis dans un beau bureau bien confortable ? C’est facile, de signer des ordres de restructuration, assis dans un fauteuil, c’est facile ! C’est toujours pareil, on croit que ça change avec l’époque, mais non. Faut toujours que les patrons se croient tout permis et qu’on ferme sa gueule. Mais il y a des limites ! Et il les a franchies. Et nettement encore ! Alors il peut toujours venir vous refourguer son baratin, lui et ses acolytes divers, ils peuvent bien venir faire les finauds tant qu’ils veulent avec des explications d’actionnariats croisés, ça change que dalle. A un moment y’en un bien un qui signe l’ordre. Y’a bien une main qui tient le stylo. Et dire que c’est ce type qui vient vous raconter depuis dis ans ses petites inquiétudes de bilan, ce qu’il faut faire, les révisions de machines, les modifications d'aménagement, les gestions de roulements, les changements de format et de calibre et de cadence, optimisation ! Ah ce soir elle est garantie ! Tout est bouclé, il va en avoir pour son comptant, de la bonification d’ouvrier ! Depuis dix ans qu’il va s’asseoir l’air de rien dans son petit bureau à bibelots ! Après t’avoir salué de son sourire propret en plus, en sortant tout douillet de sa safrane ! « De la confiance, il faut de la confiance entre nous », de la confiance mon cul oui. Et elle est passée où, la confiance, depuis un mois ? Des petits plans en douce oui ! Des petits plans qu’il a négociés depuis longtemps... Ah mais pour faire de beaux sourires, ça pas de problème, on a dû lui apprendre au berceau, à sourire, et c’est qu’il est généreux, M. le directeur ! Il organise tout et surtout son petit départ, pour sa petite retraite en résidence, et madame et les enfants, mais vous, ah vous ! Vous pouvez crever le nez dans la réserve, rien à foutre ! Et dire que c’est ce type qui te contrôle depuis dix ans. Voir à ce que tu boulonnes bien ! Pas assez bien apparemment. Pas assez vite, si c’était possible pour tes mains. Et qu’est-ce qu’on restructure au fait ? C’est vous qu’on restructure ? Qu’est-ce qu’elle a au juste, votre structure, elle ne va pas ? Plus ? Elle est simple pourtant : le matin, tu entends la machine. Tu visses, tu vérifies, tu entends la machine. L’après-midi, tu entends la machine. Tu places, tu déplaces, tu boulonnes, tu entends la machine. Et le soir aussi, tu l’entends. La nuit. La machine. Alors qu’est-ce qui ne va plus, avec ta structure ? Et qu’est-ce qu’il s’imaginait au juste, que vous alliez vous laisser faire, comme ça, être bien disciplinés, « vous sortirez un par un dans l’ordre et sans faire de bruit » ? Et tu lui dis quoi à ton fils, toi, comment tu lui expliques, que ta structure elle n’est plus en adéquation avec le marché universel de Chine et ta gueule avec peut-être? Faut faire un feu. Pour que les gars ils se motivent. Faut pas qu’ils lâchent. Pas après tout le boulot que t’as eu pour leur faire comprendre, pour les réveiller de leur fatalité, et le piège des indemnités. Indemnités de misère ! Mais évidemment, quand on gagne le minimum, un tir groupé de quatre cinq minimum d’un coup ça impressionne. Les salauds... Mais Monsieur le directeur va comprendre lui aussi, c’est son tour maintenant d’écouter bien attentivement les explications. Il y a une limite, et elle est claire et nette; idée que vous êtes des hommes un peu plus que ceux qui ont les jambes qui ramollissent à force d’être trop dans le cuir. C’est çà son problème : il n’a pas encore saisi. Que le jour où l’échine casse, c’est le poing qui redresse. Un feu, oui, pour tes gars. Et demander aux filles de préparer à manger. Il ne va pas tarder. Quelle heure ? Hé les gars !! C’est pas lui qu’arrive ? Bon alors c’est bien compris ? Vous tenez la porte principale, je vais le cueillir au portail. Au portail. Le portail... Putain fait froid. Mais t’as le temps, vu le nombre de contrôles qu’il faut passer pour entrer dans ce bunker... oui, t’as bien cinq bonnes minutes. Bon. Rassemble tes idées... T’en as peut-être fait un peu beaucoup c’est vrai, à vouloir y aller tout seul... Mais faut ce qu’il faut ! Pour les gars... Faudra bien qu’il t’écoute de toute façon. Il irait pas quand même pas t’écraser sous les roues de sa safrane?... A voir, çà. Pense à ton fils, putain, pense à lui. Devrait pas tarder maintenant. S’il caillait pas autant ! Donne moi ta main camarade... Donne moi ta main, j’ai cinq doigts moi aussi... Qu’est-ce qu’il fout ? Regarde-là ma ville, regarde-là.... ta main, camarade... camarade...
C’est lui. Putain, pas l’air en forme. Tu m’étonnes. Oui. Oui, bonjour. Oui, nous devons parler, vous vous doutez bien. Oui, nous tenons le lieu de travail. Oui, et les machines. Non, je ne suis pas au courant. Oui, je suis bien conscient de ça, mais justement... Quoi ? Non. Mais nos revendications sont claires, et vous devez comprendre... Non, mais pourquoi ? Eh, bien... ah çà, je ne pourrais pas vous dire... Huit ans, pourquoi ? Il va très bien, merci, mais... Vous voulez dire que... mais je sais pas. Vous me mettez dans une situation délicate... Faudrait que je réfléchisse... je veux dire... et si jamais je refuse... ? Ah ? Vraiment ? Oui, je vois... évidemment, vu sous cet angle... Oui. Demain ? Mais enfin vous croyez que, je veux dire... je suis bien la personne... ah oui, vous pensez ? Non, bien sûr, je n’irais pas faire une chose pareille, pensez, Monsieur le directeur, je ne permettrais pas... Oui, d’accord, très bien, oui, bien sûr, Monsieur le directeur, merci, vraiment, Monsieur le directeur. Monsieur le Directeur.